Du fer et des hommes : l’empreinte des guerres sur le patrimoine du Pays de Bégard

19/09/2025

Un pays façonné par les blessures et les renaissances de l’Histoire

Situé aux portes de Guingamp et niché entre forêts, landes et vallées, le Pays de Bégard reflète dans ses paysages et ses murs une histoire faite de luttes, de pertes et de reconstructions. Les guerres traversent le territoire breton depuis plus d’un millénaire, et, ici, au nord des Côtes-d’Armor, elles ont laissé une marque profonde.

Entre châteaux défensifs, églises fortifiées, monuments de mémoire ou simples légendes locales, le patrimoine du pays bégarrois porte les stigmates et les enseignements des conflits, qu’ils soient médiévaux ou contemporains. Comprendre ces traces, c’est entrer dans l’intimité de la région, découvrir sa résilience et apprécier autrement ses pierres, ses chemins… et ses gens.

Les châteaux et fortifications : vestiges d’un Moyen Âge turbulent

Le Moyen Âge breton fut secoué de rivalités féodales, de luttes d’influences entre seigneurs locaux et de guerres franco-anglaises. Dans le Pays de Bégard, si les grandes forteresses ont souvent disparu sous le poids des siècles, leurs vestiges ou leurs influences se retrouvent partout.

Le cas du château de Coat An Noz

Parmi les exemples les plus saisissants, le château de Coat An Noz (manoir et domaine du XIX siècle aujourd’hui, mais dont les origines remontent à une maison forte médiévale), occupe une position stratégique sur la limite entre Bégard et Belle-Isle-en-Terre. Si la version actuelle fut reconstruite après la Révolution, sa situation sur un éperon dominant la vallée, proche d’axes anciens, reflète bien l’importance de la défense dans la structuration du territoire. La crainte des incursions, brigandages et conflits féodaux a ainsi guidé l’implantation de nombre de domaines et hameaux locaux.

  • Des traces d’anciennes douves et mottes castrales sont encore visibles dans la campagne environnante, témoin d’une période où chaque seigneurie devait se prémunir contre ses voisins.
  • L’ancien cimetière de Bégard présente des murets épais et des portails pouvant évoquer, selon les historiens locaux, des fonctions défensives occasionnelles à l’époque des guerres de succession bretonnes (1341-1364).

L’héritage de la Guerre de la Ligue

À la fin du XVI siècle, le pays de Bégard subit les contrecoups de la Guerre de la Ligue. Cette guerre religieuse a bouleversé la région, de Guingamp à Lannion. Plusieurs paroisses furent pillées et les archives révèlent des reconstructions dès les années 1600, avec parfois une austérité architecturale plus marquée. Le réemploi de matériaux issus de bâtiments détruits reste courant dans les longères locales.

L’église, refuge et témoin de l’Histoire

Lieu de rassemblement, mais aussi de protection : les églises du Pays de Bégard portent les stigmates des époques troublées.

  • La vieille église de Bégard, démolie partiellement à la Révolution, conserve quelques éléments plus anciens, probablement d’époque gothique tardive, que des études (source : Inventaire général du patrimoine culturel, Région Bretagne) datent des XIV-XVe siècles — période où le lieu fut fortifié à la hâte lors des raids protestants puis des troubles de la Ligue.
  • L’église Saint-Hervé de Saint-Laurent, quant à elle, possède des meurtrières intégrées à sa sacristie, probablement pour parer à des pillages pendant les guerres de la Ligue, caractéristiques que l’on retrouve dans d’autres zones rurales du Trégor.

Au fil du temps, ces lieux sacrés se sont vus confier la mission de protéger archives, trésors de paroisse et parfois même habitants lors de passages de bandes armées.

La marque de la Révolution et des guerres napoléoniennes

Si les combats directs ont relativement épargné Bégard durant la Révolution, cette période marque une profonde transformation du patrimoine local :

  1. Dispersion du patrimoine religieux : la vente comme biens nationaux touche trois grands monastères du secteur, dont le prieuré de Bégard, dont les bâtiments sont détruits ou reconvertis (source : Archives départementales 22, série L).
  2. Changements des pratiques funéraires : naît l’habitude d’enterrer en dehors des églises, modifiant la structure du bourg (création de nouveaux cimetières au XIX siècle).
  3. Arrivée de conscrits napoléoniens : la guerre d’Espagne, puis la campagne de Russie mobilisent une centaine de jeunes hommes, si bien qu’un monument commémoratif, au pied de l’église de Bégard, égrène les noms des volontaires tombés, langage de pierre discret mais éloquent sur le prix payé par le village.

Guerres mondiales : de la destruction à la mémoire partagée

La Première Guerre mondiale : une génération sacrifiée

La Grande Guerre bouleverse profondément les communautés rurales du pays bégarrois. Ainsi, à Bégard même, le monument aux morts, sculpté à la sortie de la Première Guerre, recense 181 noms pour une commune qui ne comptait alors qu’environ 3 400 habitants (source : Mairie de Bégard et recensement INSEE). Presque chaque hameau possède sa stèle ou sa plaque dédiée :

  • À Saint-Laurent, la plaque funéraire dans l’église atteste des pertes “incomparables” : 24 morts sur à peine 400 habitants en 1918.
  • À Trézélan, le monument aux morts fut érigé dès 1922, à la suite d’une levée de fonds auprès des familles, preuve du besoin urgent de mémoire.

Le “patrimoine du souvenir” devient ainsi une composante essentielle du paysage local : croix de granit, plaques, ex-votos, arbres plantés en hommage forment un véritable “itinéraire de la mémoire” dans toute la campagne bégarroise.

La Seconde Guerre mondiale : résistance et reconstructions

Le pays de Bégard, comme nombre de régions bretonnes, fut le lieu d’une vie clandestine intense durant l’Occupation. La résistance locale, active dans les bois d’Avaugour, la forêt de Coat-an-Noz et jusqu’à la vallée du Léguer, laissa peu de bâtiments spécifiques, mais de nombreux lieux de mémoire.

  • Dans la commune voisine de Belle-Isle-en-Terre, la maison du “Docteur Renault” abrita des réunions secrètes — sa façade porte encore les traces de balles, discrètes mais visibles pour le promeneur attentif.
  • Des témoignages recueillis par l’Association Mémoire et Patrimoine de Bégard rapportent que plusieurs anciennes maisons servirent à héberger aviateurs alliés et agents de liaison, évitant ainsi leur arrestation.
  • La Libération, en août 1944, fut marquée par des accrochages autour du pont du Guic : des impacts d’obus dans la maçonnerie du pont sont encore visibles aujourd’hui.

Après-guerre, la reconstruction et la modernisation des bourgs se font sentir : de nombreux bâtiments publics (écoles, mairie) sont rénovés entre 1946 et 1955, participant d’une “nouvelle vague architecturale” imprégnée par le souci de mémoire, en insérant systématiquement des plaques commémoratives (source : Ouest-France, édition des Côtes-d’Armor, 1947 et 1950).

Traditions orales, toponymie et mémoire locale

Le legs des guerres ne se limite pas aux monuments : de nombreuses histoires, chansons et noms de lieux renvoient à ces périodes troublées, faisant de la mémoire orale un patrimoine vivant.

  • Le toponyme “la Butte des Morts”, aux limites nord du bourg, serait selon les anciens le site d’un ancien combat — en réalité un tumulus bien antérieur, mais “réinterprété” après la Révolution comme souvenir de combats entre républicains et chouans. (source : Société Archéologique du Trégor)
  • Plusieurs chapelles de campagne, comme Saint-Eloi, auraient abrité des réunions secrètes lors de la Révolution et sous l’Occupation. Des registres de paroisse confirment des “absences suspectes” de curés jugés trop enclins à la résistance.
  • Des expressions en breton local, telles que “ober prezegennoù e-barzh ar c’hapell” (“faire un discours dans la chapelle”) signifient encore aujourd’hui “communiquer en secret”, souvenir des temps troublés.

Sans oublier les randonnées guidées, chaque été, où habitants et visiteurs suivent les traces des résistants, des conscrits ou des “anarchistes du Trégor”, porteurs d’histoires et d’anecdotes transmises de génération en génération.

Le patrimoine, entre cicatrices et espoirs

Ces marques laissées par les guerres ne sont pas seulement des blessures : le patrimoine de Bégard témoigne surtout de la capacité d’adaptation et de l’attachement des habitants à leurs terres. Nombre de reconstructions post-conflits ont donné naissance à des bâtiments mêlant tradition et innovation : ainsi, la mairie de Bégard arbore une façade classique surmontée d’un campanile moderne, symbole d’un dialogue constant entre mémoire et avenir.

Petit à petit, initiatives citoyennes, associations de mémoire et collectivités valorisent ces traces : visites guidées à thème, réalisation de panneaux pédagogiques sur les lieux de combats, restauration de plaques ; ce sont autant de manières d’entretenir un lien vivant avec l’Histoire.

Si le promeneur prend le temps de regarder, chaque pierre ou presque du Pays de Bégard porte un fragment d’histoire. À travers douves oubliées, chapelles reconstruite sur de vieilles fondations, monuments aux morts au détour d’un chemin creux, se dessine une géographie de la mémoire bretonne, profonde, multiple et résiliente. Les guerres, en façonnant ce paysage et ces usages, ont finalement contribué à l’identité singulière de ce coin du Trégor, qui regarde le passé en face tout en avançant vers demain.

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